Chapitre XXIV

Dam était tout préparé à se battre, mais il trouva la chaloupe inoccupée et ses réacteurs déjà prêts à démarrer, comme si un départ rapide avait été prévu. Cette circonstance accéléra fortement le sien. Abandonnant l’état para-ion pour reprendre son identité moléculaire normale, il prit les commandes et s’éloigna rapidement du vaisseau-porteur. Il se trouva immédiatement sous le feu d’un autre vaisseau rapproché ; sa seule sauvegarde fut de manœuvrer en virant de bord pour placer la masse du grand bâtiment entre la chaloupe et les armes braquées contre elle. Puis, prenant soin de rester ainsi à l’abri, il vira de nouveau et se dirigea droit dans l’espace.

La réussite de cette évasion n’était guère prometteuse. A chaque seconde, il s’attendait à être anéanti par un tir bien dirigé de plus gros calibre mais, pour une raison ou une autre, l’attaque ne se poursuivit pas et il eut bientôt mis une bonne distance entre lui et les deux vaisseaux. Alors seulement, il put essayer d’analyser ce qui s’était passé. Il s’était attendu à ce qu’un officier supérieur de la Sécurité vienne à bord pour les prendre en charge, Absolue et lui, et d’ailleurs, il avait basé son plan d’évasion sur cette idée. Il n’avait pas prévu la capsule de gaz. Ce détail l’inquiétait : qu’un homme de l’escorte fut autorisé à en employer une était absolument contraire à tout ce qu’il savait de la discipline militaire terrienne. Tout cet épisode lui paraissait maintenant très anormal.

Ses soupçons s’accrurent quand il examina la chaloupe ; les commandes s’étaient placées si automatiquement sous ses mains que, dans sa hâte, il n’avait pas remarqué que les instruments étaient disposés selon les conventions du Noyau, et non de la planète-mère. Soudain angoissé à l’affreuse pensée qu’il avait pu faire échouer une opération d’espionnage du Noyau, il se tourna vers les détecteurs pour examiner la situation qu’il avait laissée derrière lui. Toute idée qu’il aurait pu avoir de retourner vers le mystérieux vaisseau qui avait intercepté le gros porteur l’abandonna instantanément : ce vaisseau accélérait déjà pour atteindre la vitesse d’entrée dans l’espace-tachyon.

La raison du départ précipité du vaisseau inconnu fut immédiatement évidente, et menaça aussi la sécurité de Dam. Trois corvettes terriennes de la Patrouille Solaire convergeaient sur le vaisseau en fuite. Qu’elles le rattrapent ou non avant qu’il pénètre dans l’espace-tachyon, il était certain que bientôt elles reporteraient leur attention sur la chaloupe. Dam les observa en retenant sa respiration, espérant de toute sa volonté qu’elles maintiendraient leur cap actuel, perpendiculaire au sien ; si elles y restaient assez longtemps, il pourrait échapper à la portée des détecteurs. Une fois perdue, la chaloupe serait très difficile à retrouver.

Dam s’intéressa ensuite à la chaloupe elle-même. Il s’aperçut bientôt qu’il était en possession d’un engin peu ordinaire. Il n’avait pas d’armement mais en dépit de sa petite taille, il était merveilleusement équipé, comprenant même une capacité espace-tachyon limitée, avec des réserves d’énergie suffisantes pour deux bonds moyens. Ce qui lui manquait, c’était un ordinateur capable de calculer le point de sortie d’un tel bond. C’était une installation qui n’aurait pas pu être montée dans un aussi petit vaisseau, et probablement le calcul des bonds était fourni par transmission des données par liaison radio avec le vaisseau-mère de la chaloupe. Dans le vague espoir que cette liaison fonctionnait toujours, Dam l’essaya mais les écrans ne lui montrèrent que les parasites provenant des radiations solaires.

Lors de son évasion, dans un moment d’indécision angoissée, Dam avait obéi au précepte d’Absolue ; l’un d’eux devait fuir même s’il devait pour cela laisser l’autre périr ou rester en captivité. Il savait que la responsabilité lui incombait de gagner le Noyau le plus rapidement possible afin d’avertir le mouvement de résistance des progrès de Terra dans la technique para-ion. Mais à la vitesse s’opposait la nécessité d’éviter la capture ou la destruction par les Terriens, sinon le sacrifice d’Absolue serait vain. Pour cette raison, Dam fut contraint de penser à l’inconcevable, d’envisager de bondir à l’aveuglette dans l’espace-tachyon, si besoin était, pour échapper aux vaisseaux terriens qui le poursuivaient. C’était une dernière mesure désespérée et il espérait avec ferveur qu’elle ne s’imposerait pas.

Les événements en décidèrent pour lui. Au tout dernier moment, juste avant qu’il eût échappé à la portée des détecteurs, une des corvettes terriennes quitta les deux autres et vira dans sa direction. Déjà en possession d’une vitesse supérieure, avec des réacteurs mille fois plus puissants que ceux de la chaloupe, elle fonça sur lui comme un démon ; son aptitude à rattraper le petit vaisseau ne faisait aucun doute, pas plus que la nature destructrice de sa mission. Dam, atterré, regarda la petite flottille de missiles à tête chercheuse jaillir du terrifiant assaillant. L’explosion prématurée d’un des missiles servit de dernier avertissement. Sans avoir le temps de faire un point même rudimentaire en direction du Noyau, Dam lança la chaloupe d’un bond désespéré dans l’espace-tachyon sans aucun point de sortie calculé.

Ce fut une entrée très rude. Son vaisseau avait à peine atteint la vitesse nécessaire et son inexpérience du tableau de bord miniature ainsi que le manque de correction par ordinateur avaient conspiré pour pousser le petit engin à travers le mur de la lumière à un très mauvais angle. Effrayé, il sentit le vaisseau saisi par les éléments de la trans-relativité, et vit les indicateurs d’énergie osciller vertigineusement tandis que la chaloupe luttait pour échapper à l’étreinte implacable de la physique einsteinienne et atteindre l’anti-univers.

Soudain, par miracle, la merveilleuse petite chaloupe flotta librement dans l’infini théorique appelé espace-tachyon. Dans les grands vaisseaux interplanétaires où Dam avait servi, les conditions de l’espace-tachyon étaient considérées comme une abstraction physique et les observations réelles étaient rares. Par contraste, les larges hublots de la chaloupe ne permettaient pas d’éviter les multiples paradoxes de lumière et d’ombre caractérisant l’anti-univers dans lequel il était plongé et, pour la première fois de sa carrière spatiale, Dam éprouva l’émerveillement et la perplexité des pionniers qui avaient franchi les premiers le mur de la lumière pour pénétrer dans les domaines qui étaient au-delà.

Sa principale réaction fut un immense soulagement, car, pour le moment, il était relativement à l’abri d’une attaque. La corvette qui l’avait poursuivi ne le suivrait sûrement pas dans l’espace-tachyon, car peu de capitaines osaient s’y aventurer sans point de sortie soigneusement précalculé. De plus, bien qu’il y eût des patrouilles terriennes à l’intérieur du domaine-tachyon, les contraintes de la physique trans-luminique étaient telles qu’elles seraient incapables de modifier leur vitesse pour intercepter un vaisseau sans souffrir gravement des effets de dilatation temporelle à leur retour dans l’espace normal. Tout ce que les patrouilles-tachyon pourraient faire serait de signaler leur position et peut-être les coordonnées de leur point de sortie probable à une patrouille de l’espace normal ; elles ne pouvaient le menacer directement tant qu’il resterait dans l’anti-univers.

Le répit de Dam fut bref, cependant ; il découvrit avec consternation que ses réserves d’énergie avaient déjà baissé au-dessous du niveau de sécurité. C’était la conséquence de l’entrée en espace-tachyon à une vitesse insuffisante ; une même perte d’énergie serait subie à la sortie. Un rapide calcul lui apprit que s’il ne sortait pas immédiatement de l’espace-tachyon, il retournerait à l’espace normal pratiquement sans énergie motrice disponible. Les systèmes de communications et d’entretien de la vie avaient leurs propres sources d’énergie auxiliaires, mais il se trouverait à la dérive loin des lignes de navigation et la capacité même d’un trajet limité subluminique. En conséquence, même si son vol-tachyon avait été considérablement plus bref qu’il ne jugeait sûr, il lança le petit vaisseau en mode de sortie et attendit anxieusement de voir où il arriverait.

Immédiatement, Dam eut un exemple dramatique des raisons pour lesquelles l’émergence à l’aveuglette de l’espace-tachyon était une folie ou un suicide. Il ne tomba pas dans l’espace inoccupé, comme il s’y attendait, mais au centre d’une massive concentration de vaisseaux de guerre en orbite de stationnement autour d’une planète qui ne pouvait être que Vénus. Il fut baigné d’une sueur froide à la pensée de ce qui serait arrivé si son point de chute avait été à l’intérieur même de la planète et il faillit pleurer de dépit en s’apercevant qu’il n’avait pas fui le système solaire mais s’y était au contraire enfoncé plus profondément !

Mais ce n’était pas le moment de s’abandonner à ses émotions. Il retournait dans l’espace normal avec toute sa vitesse originelle d’entrée dans l’espace-tachyon et plongeait sur la planète à une allure accélérée par son attraction gravifique. Il dut utiliser presque toutes ses réserves d’énergie pour incurver sa trajectoire et revenir finalement à une situation orbitale sûre. Malheureusement, la manœuvre le rapprocha trop de la flotte massée pour que son arrivée météorique échappe à l’attention. Il fut obligé de stationner, sans aucune autre chance d’évasion, pendant que de petites chaloupes curieuses surgissaient d’un des vaisseaux de guerre pour venir examiner ce singulier nouveau venu.

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